La mémoire de la violence en Centrafrique

From the Series: The Central African Republic (CAR) in a Hot Spot

Photo by Steve Conover, licensed under CC BY SA.

2013 fut l’année de toutes les formes de violence et de danger pour les centrafricains. Parvenue au pouvoir, la Seleka instaura un régime de répression qui légitimait les exactions et les pillages des rebelles sur l’ensemble de la population. Leur répondant par une violence terroriste antimusulmane, des groupes armés anti-balaka, opérant dans la capitale comme dans les villages, commirent des massacres qui entrainèrent la fuite de plus de cent milles musulmans vers les pays voisins et le déplacement de plus de la moitié de la population de Bangui vers des camps, sous la protection des églises et des militaires étrangers. Contrairement à ce que déclarent la plupart des acteurs et des commentateurs de la situation centrafricaine actuelle, je ne pense pas que les violences des milices anti-balaka s’expliquent seulement comme une réponse aux violences commises par les seleka durant l’année 2013. L’omniprésence du langage de la haine associé à des actes collectifs exige de remonter plus loin dans le passé vers les traces de faits antérieurs en sachant qu’en l’état actuel des connaissances, il est improbable d’en découvrir les origines. Il faut se contenter d’en saisir les séquences les plus récentes. Depuis le début des années 1990, les évènements de violence armée se sont succédés avec leur cortège de pillages et de massacres : mutineries de 1996 et 1997, tentative de coup d’Etat de Kolingba en 2001, pillages des mercenaires congolais banyamulenge venus défendre le régime de A.F. Patassé en 2002. En mars 2003, les mercenaires « libérateurs » tchadiens zaghawa qui portèrent François Bozizé au pouvoir se livrèrent à leur tour à un pillage intensif de Bangui, durant plusieurs mois. Un ressentiment antimusulman se développa car les musulmans centrafricains semblèrent épargnés par ces pillages et certains furent accusés de collaborer avec les tchadiens.

D’un point de vue objectif d’anthropologue, la thèse d’une coexistence pacifique « traditionnelle » entre chrétiens et musulmans en Centrafrique répétée de manière dogmatique par les déclarations officielles relève d’un vécu social de quartiers et de familles mixtes mais ne permet pas d’aborder les causes sociologiques de la violence. Les pacificateurs infatigables de la situation actuelle que sont l’archevêque catholique Dieudonné Nzapalainga, l’imam Omar Kobine Layama, président de la conférence islamique de Centrafrique et le révérent Nicolas Guerekoyame-Gbangou, pasteur de l’église évangélique Elim utilisent légitimement cet argument moral et politique de médiation et de réconciliation au cours d’interventions quasi héroïques sur tous les fronts de la violence à Bangui et à l’intérieur du pays. Ce discours a une réelle efficacité sur les observateurs étrangers et les institutions internationales mais il fait écran à la réalité des conflits avec un effet d’amnésie sur la succession des évènements de violence. Au cours de la dernière décennie 2003–2013 (correspondant à celle du pouvoir Bozizé), des incidents débouchèrent sur des affrontements sanglants d’intensité croissante au cours desquels la centrafricanité des musulmans a été de plus en plus systématiquement mise en cause. Les expressions de haine qui sous-tendent les actes de violence actuels se fondent sur une conscience victimaire de la majorité non musulmane centrafricaine qui s’est construite au cours d’évènements de violence réitérés qui ont laissé des traces profondes dans la mémoire.

L’un des derniers évènements eut lieu le 29 mai 2011 à la suite de la découverte des corps de deux enfants dans le coffre de la voiture d’un commerçant tchadien. Après avoir visé la famille du présumé coupable accusé de magie et de sorcellerie, la violence meurtrière s’étendit très rapidement à l’ensemble du quartier du km5, une mosquée fut attaquée. Ce jour là (comme le 5 décembre 2013) de nombreux cadavres de musulmans martyrisés furent alignés dans la mosquée Ali Baboro du Km5. Les jours suivants, les violences et les destructions s’étendirent à l’ensemble des quartiers musulmans de Bangui. D’autres mosquées furent attaquées. Le couvre-feu fut décrété pour une durée indéterminée. En représailles, le lendemain matin, une église catholique du quartier Yapele fut incendiée et saccagée. Ces évènements suivirent un scénario identique à ceux de 2013–2014 à la différence qu’ils furent contrôlés au bout d’une semaine par la force publique. Une délégation gouvernementale tchadienne vint à Bangui pour examiner la situation et mettre un terme aux violences.

Les violences populaires furent alimentées par les rumeurs les plus diverses contre les commerçants musulmans, les assimilant collectivement à des trafiquants d’organes humains pour la sorcellerie et exigeant, à ce titre, leur exécution ou leur expulsion du territoire centrafricain. Plusieurs pays africains (Afrique du Sud, Nigeria) ont récemment connu des campagnes d'expulsion de masse d’« étrangers » menées par des foules en colère qui les accusaient de sorcellerie. Cet argument est l’instrument d’une stigmatisation radicale de leur identité et de leur nationalité. A Bangui, à partir des évènements de 2011, un thème jusque là sous-jacent émergea au premier plan des affrontements, celui de la centrafricanité douteuse des musulmans et de leur origine étrangère, essentiellement tchadienne. La venue de la délégation tchadienne pour négocier la paix renforça cette conviction. La vieille thèse d’un programme de persécution des centrafricains par les tchadiens avec la complicité d’une sorte de franc maçonnerie musulmane se trouva renforcée. Les explications recueillies auprès des acteurs de 2011 montraient qu’ils faisaient référence à une mémoire longue des violences remontant aux événements de 2003. Rétrospectivement, tout se passa donc comme si les évènements de juin 2011 étaient une répétition à petite échelle de ceux qui allaient se produire en décembre 2013, franchissant un point de non retour dans l’engrenage de l’horreur. A la différence des conflits antérieurs résolus par la médiation et des négociations, les violences des anti-balaka ont pour objectif irréductible de mettre en cause la nationalité centrafricaine des musulmans et leur présence sur le territoire. Bien que la majorité des centrafricains ne partage pas les idées des anti-balaka, à travers l’exode massif des musulmans, leurs objectifs terroristes ont été atteints.

L’examen des données empiriques nous a permis de saisir l’existence d’une mémoire de violences enfouies et stratifiées, d’un substrat d’animosité visant les musulmans au point de mettre en cause leur identité centrafricaine. L’épreuve la plus pénible fut, pour moi, de retrouver quelques un des étudiants d’anthropologie de l’université de Bangui, armés, participant à des actions violentes, tenant les discours les plus extrémistes. La reconstruction de l’État centrafricain passera nécessairement par un travail de thérapie sociale, morale et politique et par une réflexion sur les traces que ces vagues de violence seleka puis anti-balaka auront laissées dans les mémoires des différentes communautés, au risque de voir ces évènements se reproduire.

Ce texte est un extrait d'un texte plus long qui sera publié ailleurs prochainement.